Une fleur pas comme les autres
Nouvelle écrite par Selma ZAIANE       

       
à            


               Une belle journée de printemps, quoi de plus ordinaire sur les berges du lac Ichkeul. L'eau, miroir du ciel, reflète les doux nuages printaniers. L'air est pur, la pluie fine de la veille a déposé les poussières en suspension. Les couleurs sont plus gaies, plus brillantes ; comme si enduites d'un vernis, les feuilles des arbres renvoient les rayons du soleil. Les fleurs, à peine sorties des bourgeons, offrent leurs multiples nuances. Je regarde émerveillée, comme toujours, cette nature qui continue à m'émouvoir au quotidien. Chaque jour différente, plus belle, plus mystérieuse. Comment ne pas tomber sous son charme? Comment peut-on rester indifférent à tant d'harmonie ou aller jusqu'à porter atteinte à tant de douceur ? Comment peut-on oser se l'approprier alors qu'elle est le bien de tous et de personne?

               Je me délecte tous les jours de l'année de la découverte des secrets que la nature veut bien me livrer. Mais plus particulièrement au printemps, je souhaiterai trouver le moyen d'immortaliser toutes ces couleurs du jour. Comme aujourd'hui, mon appareil photo à la main, je tente de fixer quelques instants, dans l'espoir que la technologie d'impression arrivera à me restituer les perceptions de ma rétine. Je me promène ainsi au milieu de mes adorées, mes merveilles, mes Désirées. Je me souviens encore trop bien de des évènements de ces trois dernières années. Un deux trois, nous allons au bois, dit la chanson … et dans le bois le petit chaperon rouge rencontre le méchant loup. C'est un peu l'histoire de ces années, bien loin aujourd'hui, mais qui hantent encore trop souvent mes nuits. Des nuits heureusement plus fréquemment colorées des mille couleurs de mes Désirées, tant désirées, tant souffertes, dorlotées et choyées, pour les admirer aujourd'hui, si belles, si fraîches, épanouies dans leur terre natale.

               Je me souviens. Il était là, assis en tailleur, le corps vidé, de la peau sèche sur des os saillants, pratiquement aucun vêtement, tel un cadavre vivant. Mais quand je m'étais rapprochée, un regard profond, bleu ou noir, je ne saurai le dire ; plutôt couleur des obscurs abysses, m'avait happé. Impossible de scruter ce regard mystérieux et imposant. Je me demandais alors s'il était vraiment vivant ou momifié, sans bandages. Je me demandais s'il allait me parler ou, si moi j'oserai lui poser mes innombrables questions. Celles qui se bousculaient dans ma tête depuis que j'avais découvert son existence. Depuis que j'avais retrouvé ses traces ; tel le petit poucet, il en avait semé tout au long de ses années. Son poids plume de l'instant ne lui avait plus permis de faire encore quelques pas. Il était une image sortie de nulle part, un mirage, un reflet renvoyé par la suie humide qui faisait briller les parois sombres de cette grotte préhistorique. " Sidi ", m'étais-je entendu dire enfin. " Mon maître ", comment ce mot m'était-il venu à la bouche ? Il ne faisait pourtant pas parti du vocabulaire que je m'étais longuement répété pour préparer cette rencontre. Je me rendis alors compte que ma tête s'était vidée, un os creux qui résonnait, qui renvoyait l'écho de cette caverne humide. Je me sentais subitement dénudée, le froid de l'espace remplaçait mes vêtements que je ne semblais plus porter. Le regard glacial du vieux m'hypnotisait. Combien de temps étais-je restée debout, le corps rigide, incapable de me mouvoir, de respirer, de voir, le regard perdu dans l'obscurité des lieux. Sage, il avait plus que deviné mon anesthésie. Il avait allumé cinq bougies placées en étoile devant ses jambes croisées. Toujours avec une lenteur qu'un film au ralenti ne pourrait reproduire, il avait sorti, sous un vieux morceau de tissu aussi noir de moisissure que les murs de la grotte, cinq autres bougies. Il m'avait alors fait signe de m'asseoir en face de lui. Aucun mot, juste une télépathie mystérieuse m'avait laissée comprendre ses demandes, où alors étais-je vraiment sous hypnose ? Je me vois encore m'avancer, mes jambes me portaient et je ne les sentais pas. J'avais l'impression étrange d'être en suspension. Je me voyais de l'extérieur guidant mon corps, un corps devenu étranger, qui ne m'appartenait plus. Je m'étais mise en tailleur en face de lui, moi qui n'étais jamais parvenue à cette position de méditation, même après plusieurs exercices de yoga. J'avais pris les cinq bougies tendues, sans oser frôler cet être non encore identifié. J'avais réussi à placer les cinq bougies en parfaite symétrie par rapport aux cinq premières, suivant ses ordres télépathiques. Mes gestes n'étaient pas miens, ils étaient commandés par le maître des lieux. Quand toutes les bougies furent bien en place, il les alluma dans un ordre que je n'arrivais pas à suivre, passant de l'une à l'autre, d'un groupe de cinq à l'autre, selon un rythme précis, que je ne saisissais pas. C'est quand elles s'étaient enfin toutes mises à brûler étrangement, avec un balancement rythmé de leur flamme, que j'entendis une voix venue des profondeurs me dire : " Parle maintenant ".

               Quelle est belle cette journée de printemps, tant attendue. Elle n'est pas comme les autres. Et puis chaque jour de la vie est un jour à part, un jour de découvertes, de labeur, de loisirs. Chaque jour devrait être un jour de bonheur, il suffit d'y mettre de la bonne humeur et plein de sourires et de rires. Cela permet d'oublier ou de mieux se rappeler. Me rappeler de " Sidi ", je ne peux pas, oui je ne peux pas me rappeler de " Sidi " puisque je ne peux pas l'oublier. Il est toujours présent, depuis le jour de notre rencontre, et puis peut-être même avant ; ce jour où, au hasard de mes lectures à la bibliothèque nationale, j'avais trébuché sur cet article qui parlait de l'Ermite de la montagne sacrée et, ce même jour où j'avais découvert la notoriété noyée de ma ville bien-aimée. Pourtant ce ne sont pas les nombreuses inondations qui en auront été la cause directe. Ma ville, Tinja, la Thimida des anciens, les romains l'avaient peut-être ainsi nommée pour sa timidité. Elle rougit au soleil, si vous savez la regarder, vous vous en apercevrez. C'est le reflet des fleurs sur les eaux limpides du lac en été, c'est le reflet des feuilles couleur rouille en automne, qui la rendent aussi fraîche qu'une jeune fille à peine sortie de l'enfance, timide et mystérieuse, ma Tinja à moi.

               Je m'étais mise, comme un automate, à lui débiter toute mon histoire, mes recherches, mes espoirs, mes déceptions, mes attentes, mes épuisements, mes regrets, mes destinées croisées, mes découvertes imparfaites, mes voyages d'images, mes désirs d'ici recherchés ailleurs et ma profonde lassitude du moment. Combien d'heures avais-je passé ainsi, assise en tailleur, dans ce cadre humide et sombre, à la lumière des bougies qui, par quel miracle, ne s'étaient même pas consumées d'un millimètre. Lui, sans un geste, sans dévoiler aucune émotion, sans aucun commentaire, sans même que je me souvienne s'il respirait ou pas, telle une statue de chair, m'avait écoutée. Je pense bien que ce devait être la première fois que j'arrivais à raconter toute ma démarche, mon rêve, sans interruption, sans regards désobligeants me prenant pour une âme perdue, sans sourires de compassion, sans ces " Ma pauvre fille, mais tu te donnes du mal pour rien. Cherche autre chose", ou " Pourquoi te compliques-tu la vie?", ou encore " Laisse le passé tranquille. Pourquoi tout ce remue-ménage? ". Je ne répondais plus. Moi si bavarde, je m'étonnais d'être devenue passive, sans réaction, presque trompeusement insensible, mais au fond de moi encore plus enragée pour retourner vers ce passé, dont on voulait me priver. " Sidi " avait tout écouté.

               Tinja, ma bien-aimée, pour toi j'ai remué les grains un à un, j'ai plongé dans mes plus profondes entrailles, j'ai brûlé mes réserves d'énergie jusqu'à l'évanouissement, j'ai osé affronter les générations, j'ai rappelé les esprits des ancêtres, j'ai appris à mieux te connaître, toi timide et mystérieuse, intimidée par je ne sais quoi, je ne sais qui, tu m'as offert une partie de tes secrets. Lui, " Sidi ", le maître des lieux, ne m'aura rien dit, mais il est là, présent, je le sens encore aujourd'hui, dans la brise du vent qui berce les tiges fragiles de mes Désirées, dans la chaleur discrète du soleil de printemps qui les dore et les aide à pousser, dans cette eau qui jaillit des profondeurs à une température si douce qu'elle réchauffe et désaltère leurs racines, dans chaque grain de terre qui forme ce sol nourricier, " Sidi " a toujours été là. Et l'autre voulait tout s'approprier. Ce personnage venu d'ailleurs, voulait tout posséder. Cette nature devait lui appartenir. Il s'apprêtait à faire signer son exclusivité. Mais quelle loi pouvait lui octroyer un droit sur la nature ? Une loi écrite avec de l'encre chimique, qui a déjà tué, sur du papier qui a aussi meurtri des arbres et détruit des sources. Cet étranger à qui j'avais offert ma confiance, l'innocence de ma Tinja et sa douceur, nous avait trahies.

               Il y a trois ans, parmi les trésors d'histoires que la bibliothèque nationale renferme, au milieu d'une page jaunie par les années, sur un journal local de Tinja, j'avais découvert la photo en noir et blanc d'un char magnifique. Il avait été primé au festival du printemps des fleurs, au début du siècle passé. L'article datant du 21 février 1906 mentionnait ceci : " Nul n'ignore que c'est grâce aux producteurs de Tinja que notre capitale a pu s'approvisionner de fleurs, soit pour la confection des chars, soit pour servir de projectiles ", et plus loin on annonçait que le premier prix du concours du Corso fleuri de Tunis avait été remporté par M. Marcel GRANGER, " dont l'auto nommée 'Printemps fleuri', était garnie de giroflées doubles, de jacinthes, de violettes et de mystérieuses fleurs connues juste de lui ". C'étaient ces fleurs de Tinja qui avaient été déclarées les Reines de la Méditerranée. J'avais alors tout tenté pour relancer ce concours de printemps et redonner sa chance à Tinja. C'était une aventure osée, il n'y avait plus tellement de fleurs sur la terre de Tinja. Intimidées, peut-être, elles s'étaient cachées. Je préférais le penser, plutôt que d'accepter la défaite du désintérêt des habitants de la ville. J'avais donc continué à espérer, et tous les pays avaient été invités. C'est là que j'avais flashé sur des beautés encore jamais admirées. Un inconnu, un jeune homme grand et indifférent, les avait ramené d'outre Méditerranée, disait-il. Il souhaitait les introduire sur nos terres, les planter, les tester, les acclimater. J'y avais cru. L'innocence de Tinja aidant, le cadre euphorique du premier festival s'ajoutant, le jeu avait été bien camouflé. La première année s'était trop vite passée, mais j'avais commencé à chercher, chercher les fleurs enfouies de ma ville, celles qui avaient été primées il y a tant d'années. Bizarrement, en reprenant la photo en noir et blanc, le profil, les contours, me ramenaient constamment aux fleurs de cet étranger. J'avais alors continué à enquêter, mais cela dérangeait, offusquait les esprits glacés, embaumés, ou ce qui en restait. J'avais persévéré, je m'étais même entêtée, et j'ai obtenu, obtenu mes Désirées, tant désirées, tant souffertes, dorlotées et choyées, pour les admirer aujourd'hui, si belles, si fraîches, épanouies dans leur terre natale. Ce trésor mis au jour, je le dois à " Sidi ", leur protecteur.

               L'étranger m'avait confirmé que ses fleurs étaient uniques au monde. Il m'avait présenté toute une masse de dossiers pour raconter leur naissance clonée, dans un laboratoire, disait-il. Il cherchait un climat, un terrain, un il ne savait quoi, qui permettrait de produire ses fleurs hors de son laboratoire. Il ne pouvait pas savoir quoi, parce que le secret de cette fleur était à Tinja. Il était venu le chercher sournoisement. Il avait joué avec les sentiments, les miens, mais pas seulement. Il avait impressionné tous les habitants. Ils y avaient cru, à son histoire d'introduction, d'acclimatation, de production commerciale et d'exportation. Quel argument idéal que le développement économique d'une ville oubliée sur le plan social, pour faire adhérer les plus réticents. Mais " Sidi " veillait.

               Cinq pelotes, mon " Maître " m'avait tendu, telles les pelotes de régurgitation d'une chouette. Quoi de plus anodin sur cette montagne de l'Ichkeul où l'on rencontre chaque jour, tôt le matin des exemplaires de cet oiseau nocturne, juchés sur les piquets composant la clôture de l'actuel parc national. Cinq pelotes que je ne devais surtout pas manipuler, écraser, émietter, au risque de les détruire. Je devais tout simplement les planter suivant l'ordre des bougies, en étoile, sur un terrain en bordure du lac, sur les rives de Tinja, à un niveau topographique tel, que les plus basses eaux rencontrent les plus hautes, lors des marrées d'équinoxe qui marquent le début de l'automne. A l'équinoxe de printemps, je devais retrouver mes cinq points et déterrer les petites plantules que je trouverai sorties du sol. Ainsi, au printemps, et dans le plus grand secret, effrayée de ne rien pouvoir repérer après les inondations qui avaient menacées les rives, j'avais découvert autour de chaque point semé une touffe de feuille en tige. Délicatement déterrées, ces touffes réunissaient des microbulbes entre cyclamen et orchidée. Suivant le processus complexe communiqué par " Sidi ", la saison passée, je les avais replantées sur des espaces séparés, isolés, secrets, loin des regards indiscrets, les pousses courbées dirigées vers le soleil levant. Tout ceci, se passait au printemps de la seconde année, en secret, car l'étranger continuait à faire courir des données savantes sur ses fleurs clonées. Il persistait à vouloir les replanter sur nos terres. Quel sentiment singulier m'avait amené à prendre du recul, à ne plus lui confier les résultats de mes recherches? Depuis, ma rencontre mystérieuse avec " Sidi ", je me surprenais à me dépasser. J'étais constamment spectatrice d'une autre moi, une opposée dans le discours, une illuminée dans l'obscurité étrangement imposée par le village et les gens du quartier des rives du lac. Mais, lui, l'étranger, persistait dans ses essais. Avec l'aval des autorités, qui, à moi, me l'avait refusé, il avait réussit à dénicher un coin bien ensoleillé sur les marais, au confluent des eaux douces et salées, où une source chaude jaillissait. Mais, ses plantes ne voulaient pas y pousser et, pour la seconde année du festival, il avait dû se résoudre à ramener des fleurs de son pays, de son laboratoire. Ses fleurs à lui, continuait-il à dire. Des fleurs clonées dans son laboratoire, que nul ne pouvait voir, ne pouvait vérifier, ne pouvait contrôler. Il voulait breveter mes Désirées, les fleurs de ma bien-aimée, intimidée durant toutes ces années par les pillages subis, par tant de bruits, par tant de vols et de viols. Elle, habituée au silence de la nuit, à la douceur des va-et-vient des marées au gré des saisons, au murmure du vent dans les fleurs des champs, aux chants des oiseaux de retour de leur migration ; elle n'avait jamais osé se rebeller. Elle avait toujours espéré. Elle avait cru en la force de sa montagne sacrée. Moi, confiante, ignorante, j'ai quand même risqué d'être insolente, le jour où finalement mes Désirées ont pointé le bout du nez. C'est durant le troisième printemps, qu'un matin, en me promenant dans le champ secret, j'ai enfin pu admirer les couleurs, renifler les odeurs et me remplir le corps des parfums de mes Désirées. Des parfums aussi variés que l'étaient les nuances des pétales des fleurs éclos de mes microbulbes, plantés, par quel miracle, je me pose encore aujourd'hui la question. En noir et blanc, ces fleurs, mes fleurs, étaient les clones indiscutables de celles du char qui avait gagné le concours du festival du printemps, plus d'un siècle auparavant.

               " Sidi ", je ne sais pas si tu as vraiment existé, mais pour moi tu seras toujours vivant dans la brise du vent qui fait se déformer les eaux du lac Ichkeul, leur permettant de venir caresser les berges de ta divine montagne, protégée par ses quarante saints. De ta grotte cachée, tu dois encore entendre leur musique qui s'ajoute au sifflement du vent pour composer la symphonie du printemps, celle qui aide mes Désirées à pousser le bout de leur nez en dehors de leurs bulbes réchauffés par les eaux chaudes des sources naturelles qui jaillissent du jebel. Lui, cet étranger, devenu un peu trop familier, ne possédera jamais mes Désirées, les trésors primés de ma bien-aimée, Thimida. . " Sidi ", j'ai encore besoin de toi.
Ariana, décembre 2005


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Selma ZAIANE est l'auteur du livre Tourisme et loisirs dans les parcs nationaux tunisiens : l'exemple du parc national d'Ichkeul



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